vendredi 7 mars 2014

Istambul - La néo-confrérie turque Gülen, un Opus Dei musulman en France?

La guerre intra-islamiste que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan mène contre ce mouvement a des répercussions dans l'Hexagone, où cette organisation très peu connue compte quelques milliers d’adeptes.
En ce jour d’avril 2007, sur les rives du Bosphore, un petit groupe de Français discute ferme. Il y a là quelques belles signatures du monde intellectuel hexagonal: les historiens Jean-Pierre Azéma, Philippe Roger et Olivier Wieviorka, l’islamologue Olivier Roy, l’ancien recteur de l’Institut catholique de Paris Joseph Maïla, les philosophes Dominique Bourel, Michel Marian et Joël Roman, proches de la revue Esprit, le sociologue Jacques Donzelot, le géographe Michel Foucher, l’éditeur Jean-Louis Schlegel, le politiste Frank Debié...
Ils ont été invités à Istanbul pour débattre, dans un luxueux hôtel, en compagnie d’universitaires et d’intellectuels turcs [1]. Le sujet? «La République, les diversités culturelles et l’Europe».
Et voilà que ce petit groupe s’inquiète: ont-ils bien fait d’accepter l’invitation? A l’origine de ce questionnement: le dîner du premier soir au Palais de Dolmabaçe, où l’alcool était proscrit, et puis, surtout, la teneur de la brochure de présentation disposée sur les tables de chevet des chambres d’hôtel. «Y avez-vous lu cette diabolisation du blasphème?, s’exclame, particulièrement vigilant et attentif, Philippe Roger. Nous avons accepté l’invitation d’une association qui criminalise le blasphème...»
Car derrière la «plateforme d’Abant», à l’origine de l’invitation, il y a –ces intellectuels français viennent de le découvrir– la vaste néo-confrérie Gülen, une «secte», explique Olivier Roy à ses pairs, laquelle «n’apparaît souvent pas en tant que telle et met en avant des personnalités qui n’en sont pas toujours membres».
Au fil de ces dernières années, cette néo-confrérie a pu apparaître comme une sorte de Janus.

D’un côté, un large réseau de musulmans turcs pieux et très actifs, engagés et dévoués «au service» (Hizmet, en turc) de la société civile. Inspirés par la pensée de l’imam Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis depuis 1999, ils condamnent la violence et la terreur, promeuvent l’entrepreneuriat, l’éducation et le dialogue interreligieux.
De l’autre côté, une forte présence, un «noyau dur» selon certains observateurs, au sein de la police et de la justice qui, allié au parti de la Justice et du développement (AKP) au pouvoir depuis 2002, a aidé le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan à se débarrasser de la tutelle politique de l’armée en procédant à des centaines d’arrestations et de retentissants procès.
La néo-confrérie est implantée dans plus de 150 pays, dont la France depuis les années 80 –Fethullah Gülen a d’ailleurs visité Paris et Strasbourg en 1990. L’Europe, à la différence de l’Afrique et de l’Asie centrale, n’a pas constitué une priorité pour le mouvement, mais pourtant, ces dix dernières années, il y a connu un bel essor.
Depuis 2007, d’autres invités ont suivi nos intellectuels parisiens: universitaires, élus, journalistes, militants associatifs, de nombreux Français ont découvert la Turquie grâce à ce «sponsor» un peu particulier... Combien exactement? «Nous ne tenons pas cette sorte de statistiques», répond Nihat Sarier, le président de la Plateforme de Paris, lequel définit son association comme un «centre de réflexion, de débat et d’action sociale qui s’inspire des idées de Gülen» avant de confirmer qu’«il est vrai [qu’elle a] organisé de nombreux séjours thématiques en Turquie sur la laïcité, le droit des minorités, le droit des femmes, en partenariat avec des institutions françaises».
Encore récemment, en décembre 2013, lors d’un dîner à l’Assemblée nationale, un sénateur vantait le charme de la ville de Konya, qu’il venait de découvrir grâce au mouvement. «Certains de nos élus ne sont pas très regardants quand il s’agit de se faire inviter en Turquie...», confie un responsable du ministère de l’Intérieur français.
A l’heure actuelle, un seul universitaire a publié une étude un peu approfondie sur le mouvement Gülen en France: Erkan Toguslu, chercheur en anthropologie, titulaire de la Chaire Gülen pour les études interculturelles au sein de l’Université catholique de Louvain en Belgique, a consacré un chapitre à l’expérience éducative du mouvement à Paris dans l’ouvrage qu’il a coordonné Société civile, démocratie et islam (L’Harmattan, 2012).
Pas facile à définir
Il faut dire que le mouvement n’est pas facile à définir. Par sa volonté d'agir dans la sphère publique avec des motivations séculières, il tient à la fois de la franc-maçonnerie et des jésuites; la diversité des activités qu'il propose fait en revanche parfois penser au Rotary. A tous, il emprunte un goût du secret –ou une prudence– qui suscitent la méfiance et évoquent l'Opus Dei.
Par son socle religieux, ses cercles de prières, il s’inscrit dans une tradition turque (et musulmane), celle des tarikat (confréries), tout en s’en distinguant par son ouverture au monde et son action dans la société civile: c’est pourquoi le terme de néo-confrérie, lancé par le politiste Bertrand Badie, n’est pas inadapté, même si le mouvement le réfute.
En France, «le musulman est perçu soit comme un terroriste, soit comme un chômeur. Le message de Fethullah Gülen nous permet de vivre notre foi tout en étant actif dans la société et nous redonne une certaine fierté», explique un de ses membres. La structure du mouvement, flottante et lâche, est basée sur des relations personnelles fortes, parfois bénévoles et très décentralisées plutôt que pyramidales.
Le financement de ses activités repose sur l’anonymat et la discrétion de l’himmet (dons d’argent, en particulier en période de ramadan), ce qui le rend peu transparent.
En 2009, les plus actifs membres du mouvement ont pourtant essayé de mieux se faire connaitre. «Mais ils restent encore relativement confidentiels», explique le politiste Louis-Marie Bureau, qui a étudié la pensée de leur inspirateur et a été l’objet d’une dénonciation virulente de la part de certains adeptes, auxquels un de ses articles n'avait pas plu. «De manière générale, ils sont en France tout à fait sincères par rapport aux lois de la République, même si leur discours n’a rien à voir avec celui qu’ils tiennent en Asie centrale ou en Azerbaïdjan (où ils invoquent volontiers les liens "panturques”, tandis qu'en France, l'accent est mis sur l'aspect citoyen et la laïcité). Mais ils pensent que présenter le mouvement comme monolithique pourrait les mettre en difficulté. C’est pourquoi ils restent vagues sur leurs liens avec Fethullah Gülen.»
«Je n’ai rien à cacher, j’accepte tout à fait qu’on me présente comme un fidèle de Gülen et de ses idées, mais ma vie ne se résume pas à cela. Je sais rester critique, c’est pourquoi je ne supporte pas qu’on nous inflige le qualificatif de ”gulénistes”», explique Emre Demir, directeur à Paris de l’hebdomadaire franco-turc Zaman, le journal du mouvement.
«Maison de lumière»
Il y aurait en France, parmi les membres de la néo-confrérie, plusieurs dizaines d’étudiants, dont un peu moins d’une dizaine de doctorants turcs ou franco-turcs –parmi lesquels quelques jeunes filles. Pour obtenir une bourse, financée par les entrepreneurs turcs présents sur le sol français, il faut accepter de voir le budget familial épluché dans son moindre détail. Des dépenses jugées trop dispendieuses, une voiture, des voyages peuvent vite éliminer le requérant.
En France comme en Turquie, les étudiants sympathisants du mouvement Gülen se regroupent souvent pour partager un même appartement, autrement appelé «maison de lumière». Un «entre-soi» spirituel qui convient à certains, tandis que d’autres dénoncent un risque d’endoctrinement.
En privé, plusieurs universitaires français saluent le caractère «assidu, volontariste, sérieux et attentionné» de ces jeunes gens. Depuis quelques années, de nombreux étudiants travaillent sur le mouvement Gülen, mais une grande partie d'entre eux adhèrent à ses idées, ce qui pourrait à terme fausser les études sur le sujet. «La recherche sur le mouvement est investie par des étudiants qui en sont proches et celui-ci finance leurs bourses. Sans oublier qu’un chercheur non adoubé par le mouvement aura beaucoup de mal à avoir accès aux écoles, aux militants, etc», observe la chercheuse française en sciences politiques Elise Massicard, associée au Ceri.
Les deux écoles fondées par des familles fidèles à Fethullah Gülen, à Villeneuve-Saint-Georges et à Strasbourg, comptent moins de 300 élèves au total. Elles sont pour l’instant «hors contrat», financées par moitié par les dons, par moitié par les écolages de 5.000 euros par an et par élève.
Viennent s’y ajouter une vingtaine d’associations qui font de «l’accompagnement dans le domaine éducatif et social». Enfin, le mouvement organise des «dîners du vivre ensemble», parfois en partenariat avec des associations françaises comme la Croix-Rouge ou les Restos du cœur, comme c'était le cas le 11 janvier dernier à Clichy- sous-Bois.
La carte de l'intégration
Autre grand événement du «vivre ensemble» depuis 2010, organisé et financé en grande partie par des associations de la mouvance Gülen: le Festival de culture franco-turque. Son objectif, explique l'un des organisateurs: «Aider de jeunes franco-turcs qui s’intéressent à la culture régionale française à gagner une citoyenneté active.» Cette année, la finale a eu lieu le 22 février à Strasbourg en présence du maire de la ville, Roland Ries (PS), et de plusieurs élus.
Et puis, la Plateforme de Paris propose de nombreuses conférences et débats autour de questions cruciales pour la société française, souvent peu abordées dans d’autres enceintes. Cette rencontre, par exemple, à Pantin, le 18 octobre 2013, entre Tareq Oubrou, le recteur de la Grande Mosquée de Bordeaux, et le prêtre Christophe Roucou, directeur du Service national pour les Relations avec l'Islam à l’Eglise catholique; ou bien encore, le 31 janvier dernier, avec Kamel Meziti, auteur du Dictionnaire de l’islamophobie.
Transnationale, la néo-confrérie Gülen joue la carte de l’intégration dans le pays d’accueil, dont elle adopte normes et règles. Avec son fort enracinement turc, il lui faut, pour se développer en France, attirer les immigrés ou les Français d’origine nord-africaine, avec lesquels, précise le directeur de l’école de Villeneuve-Saint-Georges, Abdurrahman Demir, les Turcs ne doivent pas être confondus:
«Ce qui nous différencie des Maghrébins, c’est qu’ils ont tourné le dos à leur culture car le message de leurs imams et de leurs parents ne correspond pas à la vie moderne. Alors, ils deviennent frustrés et violents. Tandis que nous, les Turcs, on avance avec notre culture, notre histoire, et grâce au mouvement Gülen, on ne s’enferme pas, on ne se replie pas sur nous.»
Liens avec la droite religieuse américaine
Si la «greffe Gülen» à du mal à prendre en France c’est peut être aussi parce que réside quelque chose de très américain dans ce mouvement où le culturel se confond avec le religieux. «Il existe des liens idéologiques entre Fethullah Gülen et la droite religieuse américaine», décrit l’universitaire Jean-François Bayart, qui est allé présenter son livre sur l’islam républicain à la Plateforme de Paris et a évoqué dans un article les liens qu’entretiendrait le mouvement Gülen avec la CIA.
D'ailleurs, les adeptes de Fetullah Gülen, comme la majorité des Américains et des Turcs, sont créationnistes. «On trouve la même littérature de dévotion, les mêmes méthodes en matière d’éducation, d’information, d’affaires, d’activités sociales et caritatives qu’aux Etats- Unis», poursuit Jean-François Bayart. Et la même volonté d’en faire un groupe d’intérêts, ce qui, dans le cadre français, se heurte à quelques obstacles. «En France, nous avons beaucoup de mal à établir des liens directs avec des ministres ou des responsables politiques de haut niveau», regrette Abdurrahman Demir, auparavant basé à Bruxelles.
Pourtant, l’une des grandes réussites de la «branche française» du mouvement se déroule chaque année au cœur de la représentation politique française, à l’Assemblée nationale, lors du dîner du groupe d’amitié franco-turque présidé par le député socialiste Christophe Bouillon. Ce soir là, c’est la Fédération des entrepreneurs et dirigeants de France (Fedif) qui régale et paye le repas.
Mais à la différence des invités turcs, la majorité des députés et sénateurs français présents ce 10 décembre 2013 n'étaient pas au courant que ces entrepreneurs franco-turcs sont en fait membres de la néo-confrérie Gülen. Savaient-ils même qu’elle existe? A leur décharge, il a fallu attendre 2012 pour que l'ambassadeur français en poste en Turquie, Laurent Billi, rende visite à Istanbul à la «Fondation des écrivains et journalistes», depuis 1994 la plus légitime à parler au nom de Fethullah Gülen.
Lobbying, noyautage, prosélytisme?
Lobbying pour la Turquie? Noyautage de la communauté turque? Prosélytisme? Quels sont les buts de l’implantation du mouvement Gülen en France? «En Turquie, l'approche du mouvement Hizmet a permis à ses membres de vivre à la fois comme musulmans pratiquants et citoyens actifs dans un état laïque et dans une société sécularisée. La priorité du mouvement en France est de déstigmatiser l'immigration turque par le biais de la scolarisation des jeunes. Donc, le mouvement s'inscrit dans une démarche communautaire mais pas forcement communautariste», répond Emre Demir.
Selon le chercheur Louis-Marie Bureau, le mouvement peut-être dangereux si on ne sait pas «à qui on a affaire, si on pense que
c’est une communauté pour qui la seule chose qui compte, c’est le dialogue interreligieux et la réussite scolaire. Le mouvement se développe assez vite et il répond à l'appel de son fondateur, qui encourage ses membres à atteindre des postes d’influence, notamment au sein des administrations».
Parfois, l’actualité turque rattrape les sympathisants du mouvement jusque sur le territoire français. Ainsi, le 15 février 2012, plusieurs militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, parti d’inspiration marxiste-léniniste, et plutôt athée) s'introduisent dans les locaux du journal Zaman à Pantin et détruisent pour 30.000 euros de matériel. Le PKK voit d’un mauvais œil l’influence sociale et religieuse grandissante du mouvement Gülen dans les zones kurdes du sud-est de la Turquie, lequel n’approuve d’ailleurs pas de son côté les négociations que mènent les services secrets et Recep Tayyip Erdogan avec le PKK.
Alors de passage à Ankara, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant, informé presque en temps réel par le ministre turc des Affaires étrangères, dépêche le préfet de police de Seine-Saint-Denis et fait protéger le bâtiment. Le journal déménage à Paris et, pendant plusieurs mois, une voiture de police banalisée surveille les allers et venues
Mails d'injures et désabonnements
Depuis la mi-décembre, ce ne sont pas les Kurdes du PKK mais les partisans de l'AKP de Recep Tayyip Erdogan qui, comme en écho à la guerre intra-islamiste ouverte qui se déroule en Turquie, menacent sur le sol français: mails d’injures, désabonnements à Zaman, plus rarement, retraits d’enfants des deux écoles ou des cours de soutien scolaire...
Déjà peu enclins à reconnaître leur affiliation, les fidèles de Fethullah Gülen se referment. Ils sont même carrément apeurés à l’idée d’être cités nommément: «Il y a une vraie chasse aux sorcières contre nous...», disent plusieurs d’entre eux. Car être étiqueté «guléniste» c’est risquer de se retrouver sur une «liste noire», et se voir peut-être interdire l’accès à des postes dans la fonction publique en cas de retour en Turquie...
Le moral est donc en berne chez les membres les plus actifs de la néo-confrérie en France. Eloignés de leur Turquie d'origine, que certains ne connaissent pas toujours bien, ils craignent que le travail de terrain, de contacts sincères avec la société civile française et de réseautage qu’ils ont mené patiemment depuis des années soient balayés par la violence de cette guerre intra-islamiste.
Ariane Bonzon
[1] La professeure en relations internationales Tulin Bumin, les sociologues Niyaze Oktem et Levent Yilmaz, l’historien Mete Tuncay, le philosophe Kenan Gürsoy, les économistes Cengiz Aktar, Ahmet Insel, Eser Karakas et Asaf Savas Akat, les journalistes Mehmet Altan, Ali Buraç, Murat Belge, etc. Certains de ces professeurs enseignent à l'Université francophone de Galatasaray.
Source : Slate.fr, 4 mars 2013,
http://www.slate.fr/story/83825/neo-confrerie-gulen-france

Note du CIPPAD : la confrérie Gülen est un mouvement d’inspiration soufie, branche ésotérique de l’Islam. Rameau dont se réclamaient également des personnages prosélytes aussi étranges que George Gurdjieff, Osho Rajneesh ou René Guénon, pour ne citer qu’eux.